Entre 1967 et 1970, Yvan Mornard fut l’éditeur de deux revues que l’on considère aujourd’hui comme d’importants artefacts de la contre-culture au Québec : Sexus et Allez chier. Dûment répertoriées en leur temps dans le Québec underground d’Yves Robillard, ressorties à l’occasion de l’exposition Contre-culture : manifestes et manifestations, elles sont aujourd’hui tout de même peu connues en dehors d’un cercle restreint d’amateurs. Publiées au plus fort de la révolution tranquille, Sexus est peut-être le document le plus représentatif de ce qu’on a appelé « la libération sexuelle », alors qu’Allez chier témoigne du pourrissement social de la fin des années 1960 dans un Québec qui vit au rythme des grèves et des manifestations, et des bombes du FLQ.
Sexus
Sexus entend contester la morale sexuelle de son temps en abordant de front des sujets délicats ou tabous de l’époque : érotisme, contraception, avortement, divorce, prostitution, avec un intérêt prononcé pour tout ce qui touche à leur aspect légal – censure, répression, etc. Son premier numéro s’ouvre sur cette pétition de principe : « Sexus prône la liberté sexuelle avec tout ce qu’elle sous-entend : une liberté nommée «chaos» par ceux qui la craignent. Nous analyserons ce «chaos», posément ». De fait, « Sexus présentera des essais, des tables rondes, des reportages, une anthologie des arts interdits, qui parlent par eux-mêmes. » Avant même l’éditorial, le lecteur prend connaissance d’un appel à contribution pour une Centre de documentation sur la sexualité. On y déplore que trop peu de publications « pornographiques » aient été conservées, à cause du « puritanisme des bibliothèques », et on demande des dons, des bénévoles et de l’argent pour constituer un tel centre.
Le premier numéro témoigne assez bien de la structure des différents numéros, tous divisés en trois sections, « Impact », « Paradoxe » et « Tabou ». Un texte sur la prostitution pourrait être vu comme un précurseur en ce qu’il s’en prend à ce qu’on appelle aujourd’hui le slut-shaming, même si son objet est moins de prendre la défense de la prostitution et de celles qui la pratiquent que de remettre en cause l’ensemble de la morale sexuelle qui les relèguent dans l’illégalité comme dans l’immoralité. Une « anthologie de l’information » reprend des articles de presse sur les sujets qui intéressent Sexus : divorce, avortement, contraception, condition féminine, etc. Une entrevue avec trois médecins, dont Serge Mongeau, qui sera connu plus tard en tant que promoteur de la simplicité volontaire, porte sur l’avortement. On y trouve également des essais sur les modes masculines et féminines, des photographies de nu de Marcel Saint-Jean et enfin des pièces littéraires, dont « Trois zemmes » de Jacques Renaud, l’auteur du Cassé, et une étude sur la sexualité dans L’avalée des avalés. Au fil des numéros, on remarque différentes plumes consacrées ou qui le deviendront, dont celles de Claude Jasmin, Lise Bissonnette et Nicole Brossard. La portion littéraire était également nourrie par des textes cochons exhumés du passé, dont des pièces de Verlaine (#1) et Théophile Gautier (#3).
Les trois premiers numéros de Sexus, parus en l’espace de six mois entre août 1967 et janvier 1968, témoignent d’une remarquable unité thématique et profitent d’une structure établie d’entrée de jeu, et qui ne bougera pas, contrairement à ce qu’on voit habituellement des publications qui trouvent leur forme à l’usage. Cela tient notamment à ce que Mornard, accompagné notamment de Lise Bissonnette et Nicole Brossard, ont fait leurs premières armes au Quartier Latin. En février 1967, Mornard et Bissonnette font paraître une édition spéciale du « Nouveau Cahier », encarté dans le QL et devant lui servir de pages culturelles, ayant comme thème la sexologie. Entre une tendance de fond vers la libération sexuelle et des autorités encore très prudes, le numéro fit grand bruit. Il préfigure déjà tous les sujets abordés dans Sexus et fait office de précurseur, voire de numéro d’essai.
La police, comme une partie du public, a considéré la revue elle-même comme « pornographique » et « obscène », lui donnant une réputation sulfureuse dont les auteurs se sont félicités. Yvan Mornard nous disait qu’à l’époque, il n’y avait, pour se rincer l’œil, que Sexus et Playboy. Une vieille blague disait qu’on feuilletait la deuxième surtout « pour ses articles. » Dans Sexus, il n’y avait essentiellement que des articles. Quelques photos montrent des gens nus, et même des seins, mais celles-ci sont très esthétisées, en noir et blanc et s’apparentent plutôt à des propositions artistiques. La série de photos de John Max, dans le numéro 3, est ce qu’on propose de plus osé, mais répond aussi le mieux à la description qu’on vient d’en faire.
Comprendre le contexte dans lequel apparaît Sexus demande de relativiser la vision univoque de la Révolution tranquille qui a cours aujourd’hui. En 1967, l’année de l’expo, du « summer of love », de la fondation du Parti Québécois, bref, en plein cœur de la révolution tranquille, la censure fonctionne toujours à plein régime. Dans le troisième numéro de Sexus, Lise Bissonnette propose un bilan de la censure cette année-là : « dans une même année, se voir refuser la lecture d’Histoire d’Ô, d’Après-Ski, du Marquis de Sade, et le spectacle des Saltimbanques et des Ballets africains, cela réclame des explications. »
En effet, Henri Quintal, des éditions du Bélier, est poursuivi et condamné à de multiples reprises pour l’édition et la vente des œuvres de Sade et du livre Après-ski, dont l’adaptation cinématographique sera « le seul film condamné par un tribunal », selon les fières prétentions de l’affiche publicitaire. Dans son texte, Bissonnette fait état des procès contre René Lefebvre pour des images obscènes publiées dans la revue Liberté, et de celui contre un propriétaire de galerie à Montréal, un certain Hébert, condamné à 200$ d’amende et cinq jours de prison pour l’exposition d’une toile « absolument abstraite » intitulée Paul VI se masturbant devant une statue de la vierge. D’autre part, tout juste après Expo 67 fut présenté à la Place-des-Arts un spectacle des Ballets Africains qui causa un scandale parce que les danseuses avaient les seins nus. Le lendemain, on leur a imposé des soutien-gorges. Enfin, la troupe de théâtre Les Saltimbanques est également poursuivie pour une scène de sa pièce Équation pour un homme actuel dont les aventures étaient résumées laconiquement sur le site de la troupe de théâtre L’eskabel :
Présentée au Pavillon de la jeunesse, Équation pour un homme actuel a été créée pour un festival de théâtre dans le cadre d’Expo 67
Équation pour un homme actuel a remporté le 1er prix de ce festival
Il y a eu intervention policière et arrestation de tous les comédiens pendant une représentation.
Nuit en « tôle », procès, présentation du spectacle au Festival de Nancy en France, condamnation, appel et finalement, deux ans plus tard, le jugement en appel déclarait : non coupable
Financièrement, Les Saltimbanques avaient les reins cassés.
Les Saltimbanques ferment leur porte en 1968.
Cette époque, qu’on voit aujourd’hui comme une période d’émancipation et de libération sexuelle, avait ainsi un pied fermement ancré dans l’ancien monde. Les mentalités changeaient – les autorités furent largement critiquées pour leur intervention contre les Ballets africains – mais les lois, anachroniques, étaient toujours aussi répressives. Pour saisir les exemplaires de Sexus et condamner son directeur, la justice recourait à un vocabulaire – obscénité, pornographie – qui ne peut que faire rire aujourd’hui ; manifestement, la notion de « pornographie » a quelque peu évolué depuis lors.
Ces poursuites et condamnations se justifiaient pour la plupart par un article du code criminel interdisant « l’exploitation indues des choses du sexe », le critère essentiel étant l’idée de « stimulation sexuelle », particulièrement condamnable. C’est précisément ce contre quoi s’élève Sexus : la libération sexuelle est d’abord une libération de la moralité qui réprime la sexualité et la rend honteuse. Pour faire un parallèle avec la légalisation de la marijuana, Sexus en défend « l’usage récréatif », si l’on peut dire. Sexus conteste et provoque cette moralité réactionnaire. Elle documente les faits de la sexualité, des rapports amoureux, de sa situation légale à tous les niveaux, tout en s’assurant de publier suffisamment de matériel compromettant pour se placer elle-même dans le rayon d’action de l’escouade de la moralité.
Allez chier
Le premier numéro d’Allez chier paraît en mars 1969, alors que son éditeur est empêtré dans les démêlés judiciaires de Sexus. Le périodique se présente, dans une forme de litote, comme « une revue politique et culturelle destinée à notre temps » ; ceci dit, son titre, l’image de la couverture et les premières pages sont, comme on le dirait en anglais, « self-explanatory ». Quoique son graphisme, plutôt formaliste, et à la limite son contenu, ne soient pas tout à fait en phase avec le psychédélisme efflorescent de ces années, et dont Logos était le meilleur représentant à Montréal, Allez chier est plus en phase avec ce qu’on n’appelle pas encore « la contre-culture», ne serait-ce que par ces mots qui deviendront sa devise : « Si vous êtes bien convaincus d’être à gauche et non en avant, prière de vous abstenir. » À ce titre, Allez chier partage avec les mouvements de la contre-culture la volonté de renverser tous les codes de la société, qu’ils soient moraux, politiques, culturels ou sociaux ; et ce désir de trouble vaut en soi, au détriment de la formulation d’un projet sociopolitique alternatif , en accord avec la formule de Vanier selon laquelle « une pensée contestataire n’a pas de modèle d’ordre à proposer, mais des modèles d’ordre à abattre. »
Son premier éditorial s’inscrit pleinement dans le contexte social très tendu de cette période. On prend acte des grèves étudiantes, des sentences contre les felquistes Vallières et Gagnon et de la répression contre les occupants de la Sir George William University (ancêtre de l’université Concordia, qui fut le théâtre de la plus grande occupation de l’histoire du Canada, quand les étudiants protestèrent contre le racisme de l’institution ; ils furent, comme il se doit, violemment réprimés et les dommages matériels s’élevèrent à des millions de dollars). On s’en prend ensuite à la revue Parti Pris, dont le cadavre n’est pas encore froid, sous prétexte que ses rédacteurs n’ont pas su prendre la mesure de la contre-culture naissante, découvrant, « avec deux ans de retard, l’existence de McLuhan et de la marijuana. » Le plus étonnant est à suivre, puisqu’on reproche aux partipristes de n’avoir su proprement faire commerce de leur revue, s’obligeant ainsi à se vendre ailleurs : « Nous les avons trop vus, ces idéologues en mal de gagner leur vie, se vendre à rabais à l’université de Montréal ou ailleurs, et sacrifier à leur patron, en plus de leur temps, le peu d’audace qu’ils avaient eu. » Aussi, « on s’apercevra que la croyance doit, pour se porter bien, se doubler d’un commerce. Et tel est, justement, notre intention. »
Il faut voir cet appel au commerce, franchement « contre-contre-culturel » comme un désir d’autonomie. Ce que reproche Mornard aux animateurs de Parti Pris, c’est de s’être nourris de belles idées, pour découvrir qu’elles ne faisaient pas vivre : « on lui a quand même fait confondre [à l’abonné de Parti Pris] la gauche avec l’unité, l’idéologie avec une difficulté de rentabilité, «la bataille de l’indépendance, du socialisme et de la laïcité» avec le brettage. » En entrevue, Mornard explique qu’il est allé travailler pour arrêter de travailler – devenir rentier le plus vite possible pour retourner en littérature. Il se souvient également des idéalistes du retour à la terre, à peine reconnaissables après un été de dur travail, amaigris et amochés, tout cela pour cultiver de misérables citrouilles qui souffraient de la comparaison avec celles qu’on trouvait à l’épicerie. C’est donc fidèle à sa philosophie de vie qu’il réclame l’autonomie, y compris économique, de la contre-culture.
Le contenu de ce numéro tient en quelques articles, et puise aux tendances les plus radicales du politique et du culturel. On présente un texte d’André Lavoie, « Je suis membre du front de libération du Québec », ainsi que son journal de prison, l’auteur ayant écopé de trois ans d’enfermement pour ses diverses activités au sein du FLQ. Suit le manifeste de « l’enfin-théâtre », sous la plume de Gilbert David, qui proteste contre le TNM et la momification de la culture en se réclamant du Living Theatre et d’Antonin Artaud. Suit enfin une série « d’événements » de Serge Lemoyne, engagé à l’époque dans une série de performances destinées à briser la frontière entre l’artiste et le spectateur en misant sur la participation de ce dernier. On présente ici une enquête téléphonique sur la nature de la création (événement no 10), une correspondance avec le lectorat de La Presse sur la liberté (# 11), et enfin la douzième installation de la série, où le public était invité à dessiner lui-même sur des canevas affichés sur la place publique. Les photos montrent les policiers en train d’arracher certaines « œuvres » pour lesquelles on a reçu des plaintes pour « obscénité » ; la couverture de ce numéro y fait écho.
Le numéro se termine sur une double page blanche, qui se présente comme un autre événement de Serge Lemoyne, suggérant au lecteur : « Apportez cette page blanche à la toilette. Vous pouvez soit vous torcher avec, soit écrire ce qui vous passe par la tête, ou ailleurs. Si vous le jugez nécessaire, faites parvenir à Serge Lemoyne. […] Quelques-unes parmi les plus affreuses seront publiées dans l’un des prochains numéros d’ALLEZ Chier. »
Le deuxième numéro est un « spécial marihuana » – la dope, point de ralliement de la contre-culture. Même le ministre fédéral de la Santé de l’époque constate que « cette drogue est devenue, pour certains jeunes gens, le symbole de l’affrontement entre la jeune génération et la génération régnante. » C’est encore une fois à la loi que s’en prend Mornard, mettant en évidence sur une double page cette citation de Spinoza : « toutes les lois qui peuvent être violées sans que personne en souffre sont tournées en dérision. »
Un peu à la manière de Sexus, qui entendait couvrir l’ensemble des thématiques sexuelles de son temps, le numéro multiplie les angles d’approche : un témoignage de pucher, une « définition de la marihuana », une « sociologie du consommateur », etc. L’aspect légal est couvert dans le texte « La marihuana et la loi » par un certain Serge Ménard (le même, oui), lequel a défendu Mornard dans le dossier Sexus. Si des citations de son texte sont mises en évidence dans les premières pages en tant qu’argument d’autorité – son nom est précédé de son titre professionnel de « Me (Maître) » – il faut dire qu’il se commet bien peu. Son texte se termine platement ainsi :
C’est aux scientifiques à expliquer si véritablement la marihuana est dangereuse ou non. Et à supposer qu’elle représente un fléau, l’éducation populaire ferait beaucoup plus pour l’endiguer que la répression. Une chose est certaine, dans son ensemble, le milieu judiciaire la considère comme dangereuse et c’est pourquoi il en rend la consommation dangereuse.
Ce deuxième et dernier numéro d’Allez chier préfigure nettement les efforts de Mainmise qui verront le jour quelques années plus tard. Pour le reste, cette publication ne connaîtra pas de suite. Vendue peu chère, destinée à un public collégien, elle n’aura connu qu’un numéro varié et un numéro thématique. Les difficultés financières pesaient sur Mornard. Ne restait qu’une dernière salve.
Sexus 4 et la fin de l’aventure
Alors que les trois premiers numéros de Sexus paraissent avec la régularité prévue initialement, soit bimestriellement entre août 1967 et janvier 1968, le quatrième et dernier numéro ne voit le jour qu’en août 1970, après les deux numéros d’Allez chier. Baroud d’honneur? Mornard semble vouloir régler des comptes. Les premières pages annoncent ainsi :
Les trois premiers numéros de Sexus ont été saisis par la police de Montréal. Mais nous avons réussi, malgré les perquisitions, les emprisonnements, les procès tous plus ridicules les uns que les autres, à écouler plus de 15000 copies de Sexus. […] Nous croyons que la bataille entreprise par la revue Sexus n’est qu’un des nombreux exemples de la maturation de plus en plus rapide des Québécois devant les problèmes qui les concernent directement. Et le sexe demeure, en chacun de nous, l’une des préoccupations majeures. Il est vital que nos gouvernements comprennent que l’évolution sexuelle d’une population n’est possible qu’en autant que la loi ne se mêle plus de restreindre la liberté morale des individus qui la composent. Mais trop de ministres se laissent encore abuser par les hauts cris d’une minorité de gens dont l’étroitesse d’esprit n’est que le reflet, chez eux, d’une volonté secrète d’empiéter sur la liberté morale de leurs concitoyens pour se rassurer eux-mêmes contre leur tendance à la perversité. Et c’est contre l’influence d’une telle attitude chez certaines gens que la revue Sexus est née, continue et continuera de paraître au grand jour.
Dans les pages suivantes sont reproduits des extraits du livre « La société face au crime » réalisé par la commission d’enquête sur l’administration de la justice en matière criminelle et pénale au Québec, présidée par Maitre Yves Prévost, dans lequel on peut lire notamment ceci : « En somme, nous estimons qu’État émousse la force de la loi et de la règle de droit lorsqu’il tente d’imposer à l’ensemble de la population, au nom des principes moraux et religieux qui ne gouvernent plus toutes les consciences, des comportements qui demeureront forcément artificiels. » Le texte reconnaît déjà des changements dans les mentalités, tout comme dans l’approche légale des sujets qui intéressent Sexus – prostitution, érotisme, divorce, contraception. Sexus semble ainsi vouloir réapparaître pour un numéro, le temps de dire « on avait raison ».
Pour Mornard, l’aventure éditoriale se terminait. Victoire morale certes, dans la mesure où la morale fut enfoncée ; match nul pour le reste, dans la mesure où, épuisé et ruiné, Mornard a quitté ses activités pour faire carrière dans la restauration et l’hôtellerie. Il faudra attendre les années 1990 pour le voir reparaitre avec Le grand livre des privations, un essai philosophique en cinq tomes qui ne partage pas grand-chose avec ses publications précédentes. On peut dire sans se tromper qu’il est un précurseur, appartenant à une première phase de la contre-culture au Québec qui connaîtra ses meilleures années après 1970, avec l’apparition de Mainmise, de Hobo-Québec et des principaux ouvrages des auteurs qui y sont associés.
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