Yvan Mornard (1942 – 2022), écrivain méconnu, pornographe condamné, anarchiste stirnérien, anticlérical forcené, bref une personne affable et sympathique, est le créateur des revues Sexus (1967-1970) et Allez chier (1969), et l’auteur du Grand livre des privations, comprenant cinq tomes parus dans les années 1990, ainsi que d’un journal personnel couvrant soixante années de sa vie.
Quand la police de la moralité rend impossible la poursuite Sexus, il réplique avec Allez Chier, dont la ligne éditoriale pourrait se résumer à cette simple phrase des pages d’ouverture du numéro initial, accompagnée d’une image de bol de toilette : « Si tous les ministres, les juges, les curés et les policiers se donnaient la main pour ALLER CHIER en même temps, il n’y aurait personne sur la place publique pour empêcher le peuple d’être libre. »
Sa réputation sulfureuse et ses déboires en justice auront résolument brûlé son nom – il nous a raconté s’être fait mettre dehors d’un poste de rédacteur chez Hydro-Québec quand quelqu’un l’a dénoncé comme étant le créateur de Sexus – si bien qu’il a fait carrière dans l’hôtellerie et la restauration, menant ses affaires en solitaire, écrivant à l’insu, mais aussi à l’abri, de tout le monde, et du monde.
C’est quand même avec autant de surprise que de plaisir qu’il a reçu notre appel, un jour de 2014, alors que, las des frigidaires atomiques que sont les archives nationales, on lui a tout simplement téléphoné après avoir trouvé son nom dans le bottin. Généreux, il nous a longuement parlé, et nous a filé des collections complètes de ses revues, ainsi que les numéros de Logos qu’il avait en sa possession.
–> Présentation : Yvan Mornard & ses revues
–> Télécharger Sexus et Allez chier
Sexus #1– pages choisies
Sexus apparaît en août 1967 et fait de la libération sexuelle son champ d’intervention. Vendus à plus de 15 000 copies, ses quatre numéros sont composés d’articles sur la sexualité – prostitution, avortement, divorce, censure, etc. – et de photos érotiques ou sexuellement explicites. Elles vaudront à son éditeur, Yvan Mornard, toute une série de descentes, saisies et procès pour obscénité qui le laisseront sur la paille. Le premier numéro présente des texte notamment de Claude Jasmin et Jacques Renaud.
Sexus #2– pages choisies
Sexus #3 – pages choisies
avec notamment des textes de Lise Bissonnette et Nicole Brossard, et des photographies de John Max
Allez chier #1 – pages choisies
Yvan Mornard fait paraître les deux numéros d’Allez Chier en 1969. La revue n’a pas eu le temps d’établir une ligne éditoriale très claire ; elle était surtout une réponse viscérale aux déboires que l’éditeur rencontrait avec son autre publication, Sexus. On trouve dans son numéro initial des événements de Serge Lemoyne, et des extraits d’un journal de prison du felquiste André Lavoie, et le manifeste de l’Enfin théâtre. Le deuxième et dernier numéro est entièrement consacré à la « marihuana », toujours très illégale à l’époque, et se distingue par son texte principal signé par Serge Ménard (le même, oui).
Allez chier #2 – pages choisies
Sexus #4 – pages choisies
Alors que les trois premiers numéros de Sexus paraissent avec la régularité prévue initialement, soit bimestriellement entre août 1967 et janvier 1968, le quatrième et dernier numéro ne voit le jour qu’en août 1970, après le bref épisode d’Allez chier. Un genre de baroud d’honneur, où l’on constate que les changements réclamés dans les numéros précédents sur les thèmes de Sexus – érotisme, contraception, divorce, etc. – ont bel et bien eu lieu. Sexus semble ainsi vouloir réapparaître pour un ultime victory lap.
Bonus : Sexologie
Le « Nouveau Cahier » était encarté dans le Quartier Latin et devait lui servir de pages culturelles. En février 1967, Lise Bissonnette et Yvan Mornard font paraître une édition spéciale ayant comme thème la sexologie. Dans un contexte où s’opposaient une tendance de fond vers la libération sexuelle et des autorités encore très prudes, le numéro fit grand bruit. Il fait office de précurseur, voire de numéro d’essai pour Sexus, dont il préfigure déjà tous les thèmes, et présente la plupart des signatures qu’on y retrouvera.
Ainsi se termine la période de vie publique d’Yvan Mornard. Il nous a raconté la suite dans cette entrevue :
Après Sexus et Allez chier, j’étais maigre, j’avais des trous dans mes culottes, j’étais lavé, ruiné. Mon nom était brûlé partout. À l’époque de Sexus, j’étais journaliste à Hydro-Québec, pour leur journal corporatif à Saint-Jérôme. Quand le numéro a sorti, la direction m’a fait venir : « Écoute Yvan, tu représentes Hydro-Québec, arrête de parler de cul! » Je suis retourné voir la bibliothécaire en chef de l’UdeM, où j’avais travaillé, pour voir si elle pouvait me reprendre. Il n’en était pas question. Elle m’a conseillé de m’exiler à Toronto.
Alors je suis allé prendre un cours de cuisinier à l’Institut de Tourisme et j’ai travaillé dans ce domaine pendant vingt ans. On ne m’a jamais posé de questions sur mes idées. Ils n’ont jamais su que j’avais fait Sexus, ou que j’étais athée. Ils s’en foutaient. La seule chose qui les intéressait, c’était de sortir de grosses quantités de viande en cachette, avec la complicité du boss.
LE GRAND LIVRE DES PRIVATIONS & LE JOURNAL
Bien que désormais confiné à la plus stricte confidentialité, ses oeuvres tardives, et notamment les cinq tomes du Grand livre des privations, parus entre 1993 et 1999, sont également remarquables. Édité avec grand soin, imprimé avec la presse manuelle du concepteur graphique Martin Dufour, sur du papier vergé fait main, il a connu une existence discrète et s’est très peu vendu.
Cet essai philosophique et anthropologique tente de saisir les limitations de l’être humain, qu’elles soient psychologiques ou sociales, dans un impératif de libération qui ne peut survenir qu’après la mise à sac de toute censure, religion ou croyance. Il se dégage de ce livre une morale noire, profondément anarchiste et existentialiste, un peu à la manière de Stirner dont l’auteur se réclame, qui renvoie l’humain à sa solitude première et fondamentale, donc à sa liberté. Il est disponible avec les autres oeuvres d’Yvan Mornard en téléchargement ici.
J’ai fait Le grand livre des privations sur dix ans, deux ans pour chaque livre. J’ai élagué beaucoup de matériel, et il a fallu compacter le tout pour faire de chaque pensée une petite bombe. Ce fut extrêmement difficile – je n’étais pas capable de faire un livre gentil. Le tout est habité d’une immense colère, et vingt ans plus tard je suis intrigué par des livres que je n’ai pas voulus mais qui se sont imposés à moi par nécessité.
Le livre demande au lecteur d’oublier tout ce qu’on lui a dit, et à la fin, de se révolter. Il se termine sur la nécessité d’« être pour nous-mêmes une valeur » et sur cet axiome : « toute pensée qui avance est nécessairement rebelle. » Et j’ai ajouté une phrase au début de l’édition numérique qui ne se retrouve pas dans la version imprimée, et qui résume tout le livre : « ta vie est ta seule vérité ». Il y a une certaine parenté d’esprit avec Stirner. Enfin, je n’ai rien d’autre à dire au lecteur qu’il doit se réveiller.
Le journal
Yvan Mornard a par ailleurs tenu un Journal qui court de 1957 à 2017 ; de celui-ci ont été tirés à part certaines considérations thématiques comme en témoignent les titres explicites du Journal d’un philosophe underground, du Journal d’un masturbateur, et même Alibaba : journal d’un jardinier de cannabis. Tous ces volumes n’ont paru que numériquement, en étant simplement déposés à la BANQ. Il sont disponibles ici. Le journal, dans sa version illustrée, donne plusieurs informations complémentaires à la publication de ses revues ; sur le plan littéraire, le journal d’un philosophe underground est le plus intéressant.