Comment l’IA a revolé le cadavre de Gram Parsons

Sin City est l’une des chansons avec lesquelles je partage ma vie. Pour éviter la confusion, puisqu’il y en a plusieurs avec ce titre, je parle de celle composée par Gram Parsons pour son groupe les Flying Burritos Brothers.

Celleux qui savent, savent, les autres vous ne devriez pas manquer l’occasion d’écouter un groupe qui porte un nom pareil, et qui a fait rentrer le psychédélique dans la musique country, ce dont elle aurait bien besoin aujourd’hui.

[aussi, question d’éclairer le titre, parsons est mort en 1973 d’abus de substances dans une chambre d’hôtel, et son manager et son assistant, pas moins amateurs de substances, ont entrepris d’exécuter ses dernières volontés, ce pour quoi ils ont subtilisé le cadavre de parsons, ce qui n’est même pas la pire affaire qu’ils ont faite.]

La chanson est devenue un classique de l’americana, même si ses paroles sont assez cryptiques, ce qui paradoxalement a contribué à sa fortune : chaque vers semble receler un mystère, et quand on pense avoir compris un bout, le suivant nous force à revoir l’ensemble depuis le début.

Par exemple, le titre semble faire allusion à Las Vegas, qui porte le surnom de « Sin City », d’autant plus que la première strophe parle de s’y faire avaler if you’ve got some money to burn, et que donc le péché en question serait celui du jeu, sauf que le reste s’accorde mal avec cette idée. Quant au refrain, il est assez ardu : 

This old earthquake’s gonna leave me in the poor house

It seems like this whole town’s insane

On the thirty-first floor

Your gold-plated door

Won’t keep out the Lord’s burning rain

Je ne comprends pas bien ce que vient faire le earthquake là ; on pourrait croire à une punition divine, mais il y en a une autre évoquée à la fin avec the Lord’s burning rain ; quant à la poor house, honnêtement, je n’en ai aucune idée. Cela ne m’a pas empêché de de faire de la toune une pièce centrale de mon répertoire, mais quand elle repasse en boucle dans ma tête, me revient cette question lancinante : okay, mais de quoi il parle ?

En fait, j’ai déjà cherché tout ça, et il paraît qu’en fait le texte se veut une métaphore filée des dangers de l’industrie musicale et de la célébrité, que la gold plated door était celle d’un manager en particulier – et par extension de ceux qui font du cash sur le dos des artistes – et que la ville en question serait plutôt Los Angeles, ce qui par ailleurs éclairerait l’allusion au tremblement de terre qui devrait la détruire.

Et ça les amis, c’est juste pour le refrain. On pourrait poursuivre l’analyse dans les couplets et se demander qui sont les recruits avec leur green mohair suits, ou qui est l’ami supposé venir faire le ménage dans toute cette corruption morale et qu’on dit avoir perdu (réponse : apparemment nul autre que Bobby Kennedy, assassiné cette année-là), mais le vrai génie de la chanson est d’encoder tout cela dans une imagerie de vice et de rédemption aux accents bibliques qui résonne même en l’absence de ses référents immédiats.

Bref, c’est une crisse de bonne toune.

Alors pour tenter de re-vérifier tout ça, et comprendre de quoi ils parle à la fin, je tape dans mon moteur de recherche sin city song explained, et ceci sont les quatre premiers résultats qui s’affichent.

Okay, on va devoir « adresser » la question, comme le disent aujourd’hui des gens qu’on devrait mettre en prison, le moteur de recherche ici est DuckDuckGo.

Le monde se divise en deux : celleux qui savent pas c’est quoi et qui mènent une vie heureuse, et les autres qui se demandent srlsy dude, wtf !?! et qui continuent en disant man c’est genre microsoft bing qui roule en arrière de ça, c’est pourri sans bon sens, leur vernis de vie privée et d’écologie vaut pas la peine de s’imposer ça  en échange de quoi je ne peux que répondre c’est vrai mais google aussi c’est rendu de la marde leur algorithme étouffe le web indépendant et leur ia te dit de manger des roches et de manière générale tout le monde gagne à dégoogler sa vie.

Alors je me sers souvent des deux alternativement puisqu’ils donnent des résultats très différents. Et ici c’est ça qu’on a.

La première chose que je constate est que le titre de la chanson n’est pas unique à Gram Parsons, mais vu l’importance de Las Vegas dans l’imaginaire collectif, ce n’est guère étonnant. Le fait qu’on me renvoie à un site nommé oldtimemusic.com me conforte dans mon choix de moteur de recherche – vive le web indépendant !  – même si, à cette étape où mon cerveau tente de discriminer l’information pertinente du reste, je ne m’étonne pas que le même site traite également de AC/DC, un groupe qui ne fait résolument pas de la musique old time, quelque soit la blague qui vous vienne à l’esprit.

Alors je clique là-dessus, et je tombe sur cette page.

Visuellement, rien de suspect. L’esthétique d’un blog classique – ils sont tous maintenant « minimalistes », c’est à dire laitte pis corpo, j’en ai déjà parlé ici – avec une date et le nom de l’auteur sur lesquels je peux cliquer. En haut, je vois l’architecture du site qui semble legit, et l’aspect très brutal du titre me dit que son éditeur a voulu optimiser son rendement dans les résultats de recherche, ce qui est devenu l’équivalent d’une bonne pratique, même si par ailleurs ça contribue à rendre l’internet tout uniforme, c’est-à-dire laitte pis corpo.

Par contre, à la lecture, ça se gâte vite. Je suis toujours à la recherche rapide de substantifique moëlle et le deuxième paragraphe – il est impossible de saisir le texte pour le surligner, on mentionne ailleurs que le content is protected, ce qui ne manque pas d’ironie sachant ce que vous avez déjà compris – est une genre de bouette qui, à titre de prof de littérature, me fait soupirer profondément. Je veux dire, ultimement, c’est pas faux, mais ça ne veut rien dire non plus. C’est comme l’horoscope, où l’on peut mélanger les textes et les signes astrologiques, tout marche quand même, ici je pourrais mettre le même texte en-dessous d’une autre chanson et le lecteur aurait une réaction similaire : ouin… okay.

Le reste de l’article est écrit sous forme de question / réponse, ce qui est une méthode comme une autre, même si je commence à trouver qu’ils exagèrent sur la « lisibilité » et « l’optimisation ». J’arrive ici :

Excellente question ! C’est ça qu’on veut savoir !

La réponse, par contre, achève de m’exaspérer. Heille, ça te dérange-tu de lâcher les lieux communs deux minutes et de te forcer un peu ? L’analyse littéraire, je ne cesse de le répéter à mes étudiants, n’est pas la place pour les leçons de vie ou la croissance personnelle. Quand je tombe sur des poncifs de même, que je lise une copie ou une chronique de journal, mon premier réflexe est de me demander kissé qui a écrit ça ? Je retourne au début de l’article et retrouve le nom de … Warren Barrett.

.

Warren Barrett

.

Warren Barrett

.

Comment peut-on s’appeler Warren Barrett ?

Tsé quand t’es passé à trois lettres d’être l’un des milliardaires les plus influents de l’univers ? Maintenant, le destin a été assez dur envers Warren Barrett que je m’en veux d’avoir ces mauvaises pensées, mais je commence sérieusement à douter de son existence même. J’en ai assez lu pour être convaincu d’avoir affaire à du ChatGPT : le même type d’assertions creuses et un style ultra-soporifique qui dénote une absence totale d’intérêt pour son sujet. Warren Barrett, qui n’a définitivement pas un nom à écrire dans un webzine sur la musique old time, a l’air de s’emmerder lui-même. Sérieux, c’est qui lui ?

Je clique sur son nom, en haut en bleu, en espérant tomber sur l’ensemble des articles qu’il a signés, mais cela me renvoie plutôt à la page d’accueil et… jésus marie joseph.

Justin fucking Bieber et motherfucking Phil Collins !!!

Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ici !?!

Je ne connais pas les quatre faiseux de gauche, mais ce voisinage ne leur fait pas honneur. Clairement www.oldtimemusic.com a été hijacké par une entité malfaisante. Les gens qui font ces sites là, d’habitude, sont des passionnés, des geeks qui savent tout sur une musique résolument de niche, et qui sont en mission pour la faire connaître au grand monde. Les amateurs de musique roots – blues, country, folk, old-time, bluegrass – vont décorer leurs sites d’imagerie américaine, chapeaux de cowboys et fers à cheval, de polices de caractères western et choisir des teintes de couleurs appropriées. Rien de ça ici : on dirait que l’ancienne équipe s’est fait rénovicter par de jeunes ambitieux qui connaissent ça l’optimisation seo.

D’ailleurs, après recherche, voici à quoi ressemblait la page d’accueil en 2018, telle qu’on peut la retrouver via www.archive.org

Qu’est-ce que je disais sur l’esthétique ?

Remarquez que le créateur, fier de son travail, se présente. Il s’appelle David Lynch. En voilà un qui n’a pas raté son homonyme. Il précise être né à Los Angeles mais avoir déménagé en Caroline du Nord pour être plus près des racines de la musique qu’il aime.

Qu’est-ce que je disais à propos de la passion ?

Rendu là, les opérateurs actuels de www.oldtimemusic.com, je les ai pas mal dans le nez. J’ai compris le modus operandi : un nom de domaine abandonné, mais bien référencé dans les moteurs de recherche, repris par des squatteurs qui vont abuser du trafic, remplir le site de cochonneries générées par l’IA, mettre des pubs pour enfin profiter de clics résiduels. C’est un genre de hustle qui ne doit pas être très payant, mais au volume – ils en font des centaines – apparemment c’est une business comme une autre, et qui contribue à l’entropie numérique par son contenu sans valeur.

Mais ça va plus loin que ça. 

404 media rapportait cette semaine qu’un blog de grande envergure, The Unofficial Apple Weblog (TUAW), inopérant depuis des années, avait récemment repris du service, avec la même autrice, une certaine Christina Warren. Sauf que le nouveau TUAW est une version zombie, morte-vivante. On a usurpé le nom de sa créatrice, généré une photo par intelligence artificielle, et repassé les archives dans une machine pour les résumer, et désormais cette bouette se présente comme l’original, et va ainsi servir d’entraînement à d’autres bots d’intelligence artificielle, et c’est ainsi qu’internet dégénère en un vaste blob.

Le pire, à www.oldtimemusic.com, c’est qu’ils ont l’audace de présenter un onglet Who we are.

Vous me connaissez, je clique partout.

Ah ben crisse.

Retournez voir ce que disait David Lynch de lui-même plus haut. C’est la même phrase. Z’ont juste changé le nom. Paul Thompson my ass. On sait même pas pourquoi ils ont gardé la description, vu qu’il ne reste plus rien de old time dans le site.

Je vous passe le texte de la page parce qu’il est généré automatiquement n’est-ce pas, mais certainement pas les faces qu’ils ont grapillées pour étayer leur prétention d’être une équipe de passionnés de musique old-time.

On ne dira jamais assez à quel point « l’intelligence » artificielle est une fraude. Elle ne va pas sauver ou menacer l’humanité, comme tente de nous le faire croire ses promoteurs. Elle n’est même pas bonne. Si elle peut tromper le grand public par accident, je peux garantir que 100% de mes collègues profs à qui on a essayé d’en passer l’ont détectée sur le champ.  Elle est stupide, hallucine des faits, énonce des platitudes avec autorité et surtout, surtout, n’écrit pas à votre place, sous peine de vous transformer vous-mêmes en Warren Barrett. C’est un pensez-y bien. 

L’IA est une machine à plagiat : entraînée sans autorisation sur les textes et images des autres, elle les recrache dans des versions altérées, corrompues. C’est une catastrophe écologique en puissance et comme ses coûts sont impossibles à soutenir, son devenir le plus probable est que la bulle éclate à court terme, un peu comme les cryptos et les nft. Mais en attendant, les plateformes essayent de nous l’enfoncer dans la gorge pour duper leurs investisseurs qui ont englouti des milliards dans cette très stupide aventure.

Et le problème c’est qu’on continue – pour l’intant – de lui attribuer la puissance qu’on nous somme de lui prêter, ce qui fait que j’ai été mis en face de ce problème très concret et inédit même dans ma profession : un étudiant, tentant de vérifier une information dans un texte littéraire, en l’occurrence la présence de Félix Leclerc en Abitibi dans les années 50, m’a dit être incapable de trouver l’information en ligne et a donc posé la question à ChatGPT, lequel lui a répondu que certaines personnes disent que oui, et d’autres disent que non.

J’étais renversé.

Je lui ai dit que la présence de Félix en Abitibi s’explique par le film Les Brûlés, tourné sur place en 1958, ce pour quoi je n’ai eu par ailleurs aucune difficulté à retrouver des sources en ligne l’attestant ; et que cette simple anecdote devrait lui servir de leçon selon laquelle l’IA est impropre à quelque usage que ce soit. Je pourrais continuer, mais je vais me prévaloir du seul feature intéressant dans ChatGPT : le bouton stop the crap. Au cas où vous en voudriez plus, je recommande ce texte, I Will Fucking Piledrive You If You Mention AI Again.

Il reste juste une chose, qui m’a échappé à première vue.

Sur la page où je suis arrivé en premier. 

Attends, zoome un peu.

Oh, fuck you.